CHAPITRE 5
Le ciel avait la texture du vieil argent et les lumières s’allumaient sur Bay City quand le chauffeur de Bancroft m’a raccompagné en ville. Nous avons survolé à une vitesse déconseillée un vieux pont suspendu couleur rouille et des bâtiments entassés sur une péninsule. Curtis, le chauffeur, était encore sous le choc de son arrestation sommaire par la police. Il n’était sorti de détention que depuis deux heures quand Bancroft lui avait demandé de me raccompagner, et il était resté silencieux durant le voyage. C’était un jeune homme musclé dont les traits juvéniles se prêtaient bien à la bouderie.
Les employés de Bancroft ne devaient pas avoir l’habitude de voir les esclaves du gouvernement les interrompre dans leurs missions.
Je ne me suis pas plaint de son silence. Mon humeur n’était pas loin de rejoindre la sienne. Les images de la mort de Sarah s’insinuaient dans mon esprit. La scène avait eu lieu la nuit dernière. Subjectivement.
Nous avons freiné dans le ciel au-dessus d’une voie rapide, assez sec pour que quelqu’un au-dessus de nous transmette un signal outragé de proximité dans le comset de la limousine. Curtis a coupé le signal d’une main et son visage s’est tourné, furieux, vers la vitre du toit. Nous nous sommes insinués dans la circulation de surface avec un léger choc avant de tourner sur la gauche dans une rue plus étroite. J’ai commencé à m’intéresser à ce qui se passait à l’extérieur.
Quelle que soit la planète, on retrouve la même « vie de rue ». Sur tous les mondes où je suis allé, j’ai vu les mêmes processus, affiche et vante, achète et vend, comme une essence distillée de comportement humain, suintant sous la chape imposée par les systèmes politiques. Bay City, sur Terre, le plus ancien des mondes civilisés, ne faisait pas exception. Des holofaçades massives et immatérielles placées sur les bâtiments antiques aux vendeurs de rue avec leurs unités de transmission nichées sur les épaules comme de frustes faucons mécaniques ou des tumeurs géantes, tout le monde vendait quelque chose. Les voitures se garaient le long du trottoir, ou en démarraient, des corps souples se penchaient pour négocier comme cela s’était toujours fait, depuis qu’il y avait des voitures. Des filets de vapeur et de fumée dérivaient au-dessus des marchands ambulants. La limousine était insonorisée, et blindée contre les transmissions, mais on sentait les bruits à travers les vitres, les slogans et les musiques modulées portant les subsoniques qui poussent à la consommation.
Dans les Corps diplomatiques, ils inversent l’humanité. Vous voyez la similitude au premier abord, la résonance sous-jacente qui vous permet de comprendre où vous êtes ; ensuite, vous construisez les différences à partir des détails.
Le mélange ethnique sur Harlan est principalement slave et japonais, même s’il est possible d’obtenir n’importe quelle variante de réservoir en payant. Ici, tous les visages avaient une forme et une couleur différentes. Il y avait de grands Africains, aux os anguleux, des Mongols, des Nordiques à la peau pâle… j’ai même aperçu une fille qui ressemblait à Virginia Vidaura, avant de la perdre dans la foule. Ils glissaient tous comme des poissons sur le bord d’une rivière.
Fruste.
L’impression a traversé mes pensées comme la fille dans la foule. J’ai froncé les sourcils et je m’y suis accroché.
Sur Harlan, la rue avait une certaine élégance, une économie de mouvements qui ressemblait presque à de la chorégraphie. J’ai grandi avec, c’est pourquoi je ne la voyais plus, jusqu’au moment où je m’apercevais de son absence…
Ici, je ne la voyais pas. Le flux et le reflux du commerce humain avaient la qualité d’une eau croupie entre des navires. Les gens se frayaient un chemin, reculant brutalement pour contourner des nœuds plus denses qu’ils n’avaient remarqués que trop tard. Les tensions se révélaient, les cous gonflaient, les corps musclés se redressaient. Deux fois, j’ai vu une bagarre prendre forme, pour ensuite se délayer dans le courant. C’était comme si toute la zone avait été vaporisée avec un irritant à base de phéromones.
— Curtis, ai-je dit en jetant un œil à son profil impassible. Vous voulez bien couper le blindage de transmission une minute ?
Il m’a regardé avec un petit sourire.
— Bien sûr.
Je me suis enfoncé dans le fauteuil et j’ai regardé de nouveau la rue.
— Je ne suis pas un touriste, Curtis. C’est mon métier.
Les catalogues des vendeurs de rue ont grimpé dans la limousine comme une vague d’hallucinations de delirium, diffuses, se fondant les unes dans les autres à mesure que nous progressions. Une sacrée surcharge suivant les standards harlanites. Les images des maquereaux étaient les plus évidentes, une succession d’actes oraux ou anaux, retouchés digitalement pour donner un vernis aux seins et aux muscles. Le nom de chaque pute était murmuré d’une voix rauque tandis que son visage apparaissait en surimpression : des petites filles, des dominatrices, des étalons mal rasés. Les publicités pour produits chimiques étaient plus subtiles, portées par les scénarios surréalistes des marchands de drogues et d’implants. J’ai capté un ou deux messages religieux, des images de calme spirituel dans les montagnes, aussi perdues que des noyés dans un océan de consommation.
Peu à peu, le chaos a commencé à prendre un sens.
— Que signifie l’expression « Les Maisons » ? ai-je demandé à Curtis, après avoir entendu la phrase pour la troisième fois.
Curtis a eu un rictus.
— C’est un sceau de qualité. Les Maisons sont un cartel ; des bordels quatre étoiles, très chers, sur la côte. Leur direction affirme pouvoir combler tous les désirs des clients. Quand une fille sort des Maisons, elle part avec un bagage technique dont la plupart des gens ne font que rêver… (Il a fait un discret signe de tête vers la rue.) Mais ne vous trompez pas, personne ici n’a jamais travaillé dans une Maison.
— Et le « Raide » ?
— C’est le nom de rue de la bêtathanatine. Les gamins l’utilisent pour les expériences de mort imminente. C’est moins cher que le suicide.
— J’imagine.
— Il n’y a pas de thanatine sur Harlan ?
— Non. (Je m’en étais servi avec les Corps sur d’autres mondes, mais elle était interdite chez nous.) Nous avons le suicide, par contre. Vous pouvez rebrancher le blindage.
Les images se sont brutalement coupées, laissant l’intérieur de ma tête comme une pièce vide, sans meubles. J’ai attendu que ce sentiment se dissipe et, comme tous les effets secondaires, il a fini par disparaître.
— Voici Mission Street, a dit Curtis. Les deux prochains blocs sont des hôtels. Vous voulez que je vous dépose ici ?
— Vous me recommandez un établissement ?
— Tout dépend de ce que vous voulez.
Je lui ai renvoyé un de ses haussements d’épaules.
— De la lumière, de l’espace, un service de chambre.
Il a semblé réfléchir.
— Essayez le Hendrix. Ils ont une tour qui sert d’annexe et leurs putes sont propres. La limousine a accéléré et nous avons parcouru deux blocs en silence. Je ne lui ai pas expliqué que je ne voulais pas parler de ce style particulier de service de chambre. Autant laisser Curtis tirer les conclusions qui l’arrangeaient.
Brusquement, un arrêt sur image du décolleté en sueur de Miriam Bancroft est apparu dans mon esprit.
La limousine s’est arrêtée devant une façade bien éclairée, d’un style que je ne connaissais pas. Je suis descendu et j’ai contemplé le gigantesque holo d’un guitariste gaucher noir, grimaçant d’extase à la musique qu’il tirait de sa guitare blanche. L’enseigne avait les bords légèrement artificiels d’une image deux dimensions remastérisée. Espérant que cela indiquait une tradition de service et non de décrépitude, j’ai remercié Curtis, claqué la portière et regardé la limousine s’éloigner. La voiture a grimpé aussitôt ; après un moment, je l’ai perdue de vue dans la circulation aérienne. Je me suis tourné vers les portes miroirs qui se sont séparées gracieusement pour me laisser entrer.
Si le hall était à l’image du reste de l’hôtel, le Hendrix allait satisfaire le deuxième de mes souhaits. Curtis aurait pu y garer trois ou quatre des limousines de Bancroft et il y aurait eu encore assez de place pour laisser travailler un robot de nettoyage.
L’éclairage était une autre affaire. Les murs et le plafond étaient couverts de plaques d’illuminum dont la demi-vie était presque terminée et leur faible luminosité avait pour effet de repousser la pénombre au centre de la pièce.
La rue dont je venais était la plus importante source de lumière.
Le hall était désert, mais une lueur bleutée provenait d’un comptoir sur le mur opposé. Je me suis dirigé vers elle, passant à côté de fauteuils et de tables basses aux angles de métal qui n’attendaient que vos tibias pour se faire du bien. Un écran était allumé, mais déconnecté. Dans un coin, une commande clignotait en anglais, en espagnol et en caractères kanji.
« PARLEZ. »
J’ai regardé autour de moi, puis de nouveau l’écran.
Personne.
Je me suis éclairci la voix.
Les caractères se sont modifiés. « CHOISISSEZ UNE LANGUE. »
— Je voudrais une chambre, ai-je dit en japonais, par curiosité.
L’écran s’est réveillé si brutalement que j’ai reculé d’un pas. Des fragments tourbillonnants et colorés se sont rapidement rassemblés pour former un visage asiatique bronzé surmontant un col sombre et une cravate. Le visage a souri et s’est transformé en une femme blanche, vieillissant un peu, jusqu’à ce que je me retrouve face à une blonde d’une trentaine d’années dans un sobre costume. Après avoir généré mon idéal interpersonnel, l’hôtel avait aussi décidé que je ne parlais pas japonais, après tout.
— Bonjour, monsieur. Bienvenue à l’hôtel Hendrix, établi en 2087 et toujours en activité. Que puis-je pour vous ?
J’ai répété ma demande, cette fois en amanglais.
— Merci, monsieur. Nous avons des chambres, toutes câblées aux services d’information de la ville et aux piles de loisirs. Veuillez indiquer vos préférences d’étage et de taille.
— Je désire une chambre dans la tour, orienté vers l’ouest. La plus grande possible.
Le visage s’est rétréci et une vue en trois dimensions de l’hôtel l’a remplacée. Un curseur a clignoté sur les chambres avant de s’arrêter sur un point précis. Une fois l’image agrandie, une colonne de données s’est affichée sur un côté de l’écran.
— La suite Watchtower, trois chambres, 13,87 m par…
— C’est bon, je vais la prendre.
Le plan en trois dimensions s’est évanoui comme par magie et la femme est réapparue à l’écran.
— Combien de nuits resterez-vous avec nous, monsieur ?
— Indéfini.
— Un acompte est nécessaire. Pour un séjour de plus de quatorze jours, la somme de six cents dollars NU doit être versée. Dans l’hypothèse d’un départ avant lesdits quatorze jours, une proportion de cet acompte vous sera remboursée.
— Très bien.
— Merci, monsieur. (Au ton de sa voix, j’ai commencé à suspecter que les clients payants étaient une nouveauté à l’hôtel Hendrix.) Comment voulez-vous payer ?
— ADN. First Colony Bank de Californie.
Les détails du paiement défilaient quand j’ai senti un cercle glacé contre ma nuque.
— C’est exactement ce que tu penses, a dit une voix calme. Fais une seule erreur et les flics mettront des semaines à retirer les débris de ta pile corticale dans le mur. Je parle de vraie mort, mon ami. Lève les mains.
J’ai obéi, sentant un frisson inhabituel courir le long de ma colonne vertébrale. Cela faisait longtemps qu’on ne m’avait pas menacé de vraie mort.
— Bien, a dit la même voix calme. Mon associée va maintenant te palper. Laisse-la faire, et pas de faux mouvements.
— Veuillez apposer votre signature ADN sur le clavier à côté de l’écran.
L’hôtel avait accédé à la banque de données de la First Colony. J’ai attendu, impassible, tandis qu’une femme mince portant un masque de ski me passait un scanner de la tête aux pieds. L’arme sur ma nuque n’avait pas bougé. Le canon n’était plus froid. Ma chair l’avait réchauffé à une température plus intime.
— C’est bon, a déclaré une autre voix, très professionnelle. Neurachem de base, mais inactif. Pas de matos.
— C’est vrai ? Tu voyages léger, Kovacs ?
Mon cœur s’est arrêté de battre et est tombé mollement dans mes tripes. J’avais espéré avoir affaire à des criminels locaux.
— Je ne vous connais pas, ai-je dit avec prudence, en tournant ma tête de quelques millimètres.
Le canon a poussé et je me suis arrêté.
— C’est vrai, tu ne nous connais pas. Maintenant, voilà ce qui va se passer. Nous allons sortir et…
— L’accès au crédit va cesser dans trente secondes, a dit l’hôtel, impatient. Veuillez entrer votre signature ADN.
— M. Kovacs n’a pas besoin de réservation, a dit l’homme derrière moi en me mettant la main sur l’épaule. Allez, Kovacs, on va se promener.
— Je ne peux assurer les services liés à l’hébergement sans confirmation de paiement, a insisté la femme sur l’écran.
Quelque chose dans le ton de la phrase m’a arrêté au moment où je me retournais et je me suis obligé à tousser.
— Qu’est-ce…
Plié en deux par la force de la toux, j’ai porté la main à ma bouche et j’ai léché mon pouce.
— … tu fous, Kovacs ?
Je me suis redressé et j’ai plaqué ma main sur le clavier à côté de l’écran. Des traces de salive se sont répandues sur la surface mate. Une fraction de seconde plus tard, quelque chose m’a percuté la tête et je suis tombé à quatre pattes. Une botte m’a labouré le visage ; je me suis écroulé.
— Merci, monsieur. (La voix de l’hôtel s’éleva à travers le rugissement qui hurlait dans ma tête.) Votre compte est ouvert.
J’ai essayé de me relever et j’ai gagné un second coup de botte dans les côtes. Mon nez en sang tachait le tapis. Le canon d’un pistolet s’est posé sur ma nuque.
— C’était pas intelligent, Kovacs, a dit la voix un peu moins calme. Si tu crois que les flics vont nous tracer là où nous allons, c’est que ta pile te joue des tours. Maintenant, lève-toi !
Il me relevait quand le tonnerre s’est déchaîné.
La raison pour laquelle quelqu’un avait jugé bon d’équiper les systèmes de sécurité du Hendrix de batteries automatiques de vingt millimètres m’échappait, mais elles ont fait leur boulot avec une efficacité remarquable. Du coin de l’œil, j’ai aperçu la tourelle double descendre du plafond un instant avant qu’elle tire une rafale de trois secondes sur mon assaillant. Assez de puissance de feu pour abattre un petit avion. Le bruit était assourdissant.
La femme masquée a couru vers la porte. Les échos des tirs résonnant encore dans mes oreilles, j’ai vu la tourelle la suivre. Elle a fait une dizaine de pas dans la pénombre avant qu’un rubis étincelant se pose entre ses deux omoplates et qu’une nouvelle fusillade se déclenche dans le hall. J’ai protégé mes oreilles, toujours à genoux, tandis que les balles la hachaient sur place. Elle s’est écroulée en un tas de membres sans grâce.
Les tirs se sont arrêtés.
Le calme est retombé. Des odeurs de cordite flottaient dans le hall. La tourelle automatique s’est mise en attente, les canons dirigés vers le bas, de la fumée s’élevant doucement des orifices de refroidissement. J’ai détaché mes mains de mes oreilles et je me suis relevé, appuyant sur mon nez et sur mon visage pour prendre la mesure des dégâts. Le saignement semblait se ralentir et, même s’il y avait des coupures dans ma bouche, je ne sentais aucune dent déchaussée. Mes côtes me faisaient mal, là où le second coup m’avait frappé, mais je ne pensais pas avoir quelque chose de cassé.
J’ai regardé le cadavre le plus proche pour le regretter aussitôt. Quelqu’un allait devoir passer la serpillière.
À ma gauche, la porte d’un ascenseur s’est ouverte avec un carillon discret.
— Votre chambre est prête, monsieur, a dit l’hôtel.